Un royaliste oublié

Joseph Delest n’a guère laissé de trace dans l’histoire du XXe siècle que pour quelques coups d’éclat ou coups de main typiques des activistes de l’Action Française de l’entre-deux-guerres, portés sur l’invective, fomenteurs d’émeutes violentes, tentés par la subversion, en haine de la démocratie et par dévouement pour la cause royaliste. À peu très tous disparus des mémoires (à part Maurras) et heureusement sans postérité autre qu’anecdotique, semble-t-il. On peut s’étonner aujourd’hui du bruit fait dans les années Trente par des entreprises – plutôt rocambolesques, vues rétrospectivement – mais tout à fait dangereuses dans le contexte de l’époque.

Si notre attention se trouve attirée sur ce personnage, c’est parce que le hasard d’un vide-greniers (grands pourvoyeurs de résurrections inattendues) nous a mis entre les mains un carnet ayant appartenu à ce même Delest, dont nous avouons que le nom nous était jusque-là inconnu. Les nombreuses allusions aux événements contemporains dans ce carnet permettent de le dater des années 1936 ou 37, c’est–à-dire dans une période de très forte tension sociale et politique, avec de virulents mouvements subversifs à l’extrême-droite comme à l’extrême-gauche.

Si une place peut être faite dans notre collection d’écrits perdus à cet agitateur, gérant du journal de Maurras, L’Action française, pendant de longues années, c’est parce que son carnet – débris peut-être unique d’un naufrage historique – permet d’entrouvrir une fenêtre sur un paysage idéologique qui peut étonner et inquiéter. Peut-être s’agit-il de notes destinées à alimenter ses multiples harangues. On y trouve à la fois la revendication de coups de main subversifs contre la République, par haine du parlementarisme, ainsi que de longs développements sur le corporatisme, promesse d’harmonie sociale à condition de rétablir d’abord la royauté. Dans cette perspective, le Comte de Chambord se trouve célébré, à la fois comme penseur corporatiste et comme fidèle aux principes de la monarchie, justifiant ainsi l’affaire du drapeau (blanc contre tricolore).
La principale inspiration théorique revendiquée de Delest, plus que Maurras ou Drumont, est René de la Tour du Pin, mentor déjà de Maurras et penseur d’un «ordre social chrétien» refusant le ralliement à la République, contrairement à De Mun. Un site qui lui est consacré souligne son influence : «L’ Action française constituera la principale postérité de la pensée de La Tour du Pin. Comme dira Charles Maurras : « Ce n’est pas La Tour du Pin qui est à l’Action française, c’est l’Action française qui est de La Tour du Pin. » La pensée de la Tour du Pin marquera également le général de Gaulle. En 1970, Edmond Michelet, ministre du général, faisait remarquer à ce sujet « s’il est un personnage que le général de Gaulle connaît mieux que Marx, c’est peut être le très ignoré aujourd’hui La Tour du Pin »

Les idées agitées par Delest peuvent susciter une inquiétude pas du tout théorique si l’on rappelle (grâce à Wikipédia) qu’en 1936 « Joseph Delest est inculpé de provocation au meurtre contre Léon Blum, en complicité avec Charles Maurras». Tous les détails de cette affaire se trouvent largement rapportés dans la presse de l’époque, consultable sur Retronews, où Delest se trouve cité pas moins de 193 fois.
Dès avant cela, (nous citons à nouveau Wikipédia), « le 26 octobre 1925, Joseph Delest, gérant de L’Action française, est condamné à deux mois de prison pour diffamations envers Bajot, Delange et Colombo dans l’affaire Philippe Daudet. Léon Daudet est quant à lui condamné à cinq mois de prison. Les deux hommes refusent d’effectuer leurs peines de prison et se barricadent avec les Camelots du Roi dans les locaux de l’Action française, rue de Rome le 10 juin 1927. Après trois jours de résistance, les deux hommes sont incarcérés à la prison de la Santé. Le 25 juin 1927, la téléphoniste Charlotte Montard, aidée de complices, fait évader Joseph Delest, Léon Daudet et le communiste Pierre Semard de la prison de la Santé. Delest et Daudet sont immédiatement exfiltrés en Belgique puis rejoignent le prétendant Henri d’Orléans à Bruxelles. Les deux hommes sont contraints à l’exil pour échapper à la justice. Léon Daudet patiente jusqu’au 30 décembre 1929 avant de recevoir la grâce présidentielle de Gaston Doumergue. Joseph Delest revient en France un an plus tôt. Il est d’ailleurs arrêté le 26 janvier 1928 par la police à Samadet dans les Landes puis remis en liberté le 14 mars.»


Devant ce palmarès, on est presque soulagé de savoir Proust mort en 1922, lui qui fut longtemps sous le charme du beau Léon et fréquenta inexplicablement le milieu des Daudet, presque tous antidreyfusards, antisémites virulents, soutiens de Drumont. Soulagement encore: il n’existe pas à notre connaissance de lettres échangées entre Proust et Delest.


Bien qu’ardent royaliste appuyé par une large frange de l’aristocratie engagée avec L’Action française, Delest semble avoir surtout fréquenté les tréteaux des réunions populaires à travers Paris et les provinces, infatigablement. Tous les témoignages donnent de lui l’image d’un excellent orateur et d’un homme énergique et chaleureux, admiré et même aimé des militants qu’il appelait au combat contre la République. Ses fonctions de gérant du journal L’Action française l’amenèrent par ailleurs à de multiples reprises devant les tribunaux. Malgré ses états de service lors de la Grande Guerre, aurait-il basculé dans la Collaboration comme une grande partie des membres et des dirigeants de l’Action française? Sa mort en 1941 laisse cette question en suspens.

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