Acaules et Aptères

compliquer (mais rendre plus piquante) la tâche du chercheur d’Écrits perdus, il arrive que certains documents ne soient qu’à demi-retrouvés parce que deux fois perdus. L’énorme production de l’Antiquité en est l’exemple le plus connu: combien d’œuvres jamais vues depuis des siècles et dont on ne connaît que le titre ou une citation, parfois seulement qu’elles eurent un auteur, et encore? Certaines furent pourtant des chef-d’œuvres, dit la rumeur de ces siècles, mais ne figurent que comme d’immenses vides dans les bibliothèques à grand peine reconstituées.
La mémoire dont nous héritons est faite avant tout d’oublis, en proportions déprimantes, comme si l’humanité entière se trouvait atteinte d’un Alzheimer collectif irréparable.
Rien d’aussi dévastateur ne s’est cependant produit pour les périodes plus récentes, au contraire. Sans parler de l’avènement des mémoires informatisées contemporaines qui font que rien, absolument rien ne se perd ni ne se perdra jamais (jusqu’au jour où même les ressources en électricité seront épuisées), la collecte et la préservation des écrits de toute sorte ont occupé depuis le 19ème siècle une place croissante dans les priorités tant des individus que des collectivités.
Tout garder est devenu la devise universelle avec le geste grandiose de Victor Hugo léguant toute son archive à la Bibliothèque nationale.
Ce qui n’empêche pas les spécialistes modernes de l’archivage de prescrire l’élimination d’un pourcentage aussi élevé que possible de la production documentaire devenue démente. Chacun – particulier ou institution – se trouve donc désormais placé devant des choix dramatiques: que faut-il conserver, et plus grave encore: comment? On sait quelles conséquences matérielles effrayantes peut ainsi avoir l’extension de l’obligation de dépôt légal à toute forme de création.
Si nous redescendons de ces hautes considérations pour nous intéresser de plus près à ce qui nous a entraîné à de pareilles réflexions, voici ce qui les a motivées: une note d’une seule page qui ne fait que reproduire (dit-elle) un écrit introuvable qui, lui-même, décrit un autre écrit que nous ne verrons sans doute jamais, à supposer même qu’il eût réellement existé.
Disparition à tiroir qui ne fait évidemment que stimuler notre curiosité – heureusement bien servie par la surprenante quantité d’information directement citée ou indirectement récupérable.

En 1897, le petit-fils d’A. Dumas fils – Alexandre Lippmann et son camarade Edmond Deverin, tous deux rhétoriciens au lycée Michelet, écrivirent en collaboration un livre de vers plutôt fantaisistes « Dires acaules et vers aptères » où il s’étaient amusés à parodier les poèmes genre 1885-1895 enrichis de néologismes, en partie inventés, en partie puisés dans le glossaire signé Plowert (Fénéon et P. Adam? ) paru chez Vanier. Lipmann qui voyait souvent le père de Crainquebille chez sa tante, Madame de Caillavet, lui soumit ses essais et France lui remit la lettre-préface suivante. (Inutile de dire que ce bouquin ne parut jamais).

Mon cher Alexandre,
J’ai lu avec un vif plaisir les «dires acaules, les vers aptères, les petits contes dichromes, les poèmes hyalins» et les fables express. Il y a là-dedans beaucoup d’esprit et un sentiment rare du pittoresque. Les vers sont faits très adroitement. Mais ce qui m’a ravi, c’est la richesse du langage, ce perpétuel rajeunissement des vieux termes et l’emploi inattendu des mots oubliés auxquels vous ajoutez des dérivés surprenants. En sorte qu’il ne vous suffit pas de ressusciter les mots morts, vous voulez qu’il pullulent et fassent des petits à l’infini. Je vous fais compliment de ces étonnantes inventions verbales. (sic )

Votre vieil ami

Anatole France

3 janvier 1898

La première question qui se pose à la lecture de ce document est celle de sa provenance. Qui pouvait donc avoir eu entre les mains la lettre de France à Lippmann? Mais aussi: qui pouvait être assez connaisseur des bizarreries littéraires fin de siècle pour si bien situer la tentative poétique de Lippman et Deverin? Était-il lui-même un familier de ces jeunes plaisantins bien au fait des modes d’époque? Et d’ailleurs, y a-t-il quelque part un fonds d’archives qui pourrait détenir l’original de cette correspondance? Plus encore: si le manuscrit évoqué a bien existé, se trouve-t-il encore dans quelque collection de documents ayant appartenu à France? Les deux compères avaient-ils gardé une copie de leur œuvre? Et si, malgré tout, ils avaient tenté de la publier,se peut-il qu’un fonds d’éditeur disparu en préserve encore une autre copie?
Une chose est sûre en tout cas (mais sait-on jamais?): aucune publication n’a été réalisée de ces vers que nous aurions pourtant beaucoup aimé déguster.

Alexandre Lippmann (1881-1960) était en effet encore en 1898 un tout jeune homme de dix-sept ans au moment où il s’amusait à pasticher les décadents à la mode. Son milieu et son éducation auraient pu en faire un littérateur mais c’est dans un tout autre domaine qu’il devait s’illustrer, le fleuret à la main, parfois remplacé par le pinceau.

«Alexandre Auguste Lippmann, né le 11 juin 1881 à Paris 17e et mort le 23 février 1960 à Paris (8e arrondissement), est un escrimeur médaillé des jeux olympiques et artiste peintre français. Il était l’arrière-petit-fils d’Alexandre Dumas, le petit-fils d’Alexandre Dumas fils, le fils de Colette Dumas et de Maurice Lippmann (directeur des manufactures de Saint-Étienne) et le neveu de Madame Arman de Caillavet.»
Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans… 1906

Colette Davy de la Pailleterie

Serge Napoléon (1886-1975) et Auguste Alexandre Lippmann (1881-1960), petits-enfants d’Alexandre Dumas fils (enfants de Colette Dumas sa fille), pastel, 1894, de Marguerite Turner.Collection de la Société des Amis d’Alexandre Dumas. © Gilles Mermet / AKG Paris. https://www.dumaspere.com/pages/phototheque/vie_proches.html

Dumas, Alexandre (1824-1895) Affaire Clémenceau : mémoire de l’accusé; illustrations de Alexandre Lippmann. Calmann-Lévy, 1909

Hartoy, Maurice d’ (1892-1981) Les Propos de Jacobus ou les Merveilles du progrès. Couverture illustrée par Alexandre Lippmann Perrin et Cie, libr.-éditeurs, 1922

Le Figaro , 6 avril 1895

L’UNIVERS ILLUSTRE 7 Décembre 1895:

On les dispose devant le cercueil. Et c’est bientôt toute une floraison qui monte aux pieds du mort.

On apporte une immense couronne d’immortelles portant cette inscription :

À Alexandre. Dumas, la princesse Mathilde.

Cette couronne est placée au pied du catafalque. D’autres couronnes arrivent, dont deux extrêmement belles, faites de roses et de chrysanthèmes mêlés de palmes d’or. Ce sont les couronnes du Gymnase et du Vaudeville.

La foule est déjà entrée. Elle défile devant le corps, lentement, silencieusement, en proie à une émotion profonde. Des mères ont amené leurs enfants. On les élève pour qu’ils ne perdent rien du spectacle.

El j’enlends une femme qui dit à son enfant :

— Regarde bien. Tu pourras dire plus tard que tu as vu le cercueil d’Alexandre Dumas.

LES OBSÈQUES

Les obsèques ont eu lieu, samedi dernier, selon les volontés dernières du défunt, avec la plus grande simplicité. Le cortège était formé de toutes les notabilités littéraires et artistiques.

C’est à midi moins dix exactement que le corps d’Alexandre Dumas a été transporté de la chapelle ardente dans le vestibule d’entrée, tendu de draperies de deuil lamées d’argent. Le corps n’a fait d’ailleurs que traverser le vestibule, pour être placé sur le char funèbre, qui attendait dans la rue. Sur les trottoirs et aux abords des maisons voisines, la foule, déjà considérable, attendait. Le cortège s’est formé aussitôt.

M. le commandant Germinet représente le Président de la République.

Le gouvernement est représenté par MM. Combes, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts ; Léon Bourgeois, président du Conseil ; Édouard Lockroy, ministre de la Marine ; Mesureur, ministre du Commerce.

Puis vient la famille, représentée par MM. Ernest d’Hauterive, Alexandre Lippmann, Emile de La Charlotterie, gendre, petit-fils et filleul du défunt.

Prennent rang ensuite les membres de l’Institut, de la Société des auteurs cl compositeurs dramatiques et de la Société des Gens de lettres.

Les amis viennent, immédiatement après.

Les cordons du poêle sont tenus par :

MM. le commandant Bizard, représentant le général Février, grand chancelier de la Légion d’honneur, retenu chez lui par une indisposition ; Henry Roujon, directeur des Beaux-Arts ;

Gaston Boissier , secrétaire perpétuel de l’Académie française;

Joseph Bertrand, secrétaire perpétuel de l’Académie des « sciences ;

Edouard Détaille, de l’Académie des beaux-arts ;

Victorien Sardou, vice-président de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques ; ;

Jules Claretie, administrateur de la Comédie-Française;

Emile Zola, président de la Société des gens de lettres.

Le cortège se met en marche à midi un quart. Sur le cercueil sont déposés l’habit et l’épée d’académicien d’Alexandre Dumas:

La voilure funèbre, chargée de fleurs, est précédée de deux chars portant d’innombrables couronnes.

On remarque les superbes couronnes de la Société des gens de lettres, du Conservatoire dé musique et de déclamation, de l’Odéon, du Gymnase et du Vaudeville.

Derrière le char funèbre, à la suite du cortège, deux immenses couronnes sont portées à bras par des porteurs vêtus de l’habit à la française et de la culotte courte.

L’une, en roses et chrysanthèmes avec des lauriers d’or, est traversée d’une large banderole de couleur violette, où on lit :

À Alexandre Dumas, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques.

L’autre, également en roses et chrysanthèmes, traversée de palmes d’or, porte :

À Alexandre Dumas, la Comédie Française.

Le cortège descend par l’avenue de Villiers entre deux haies de spectateurs. A la place Malesherbes, les membres du cortège lèvent instinctivement les yeux vers la statue de l’auteur des Trois Mousquetaires. La tête d’Alexandre Dumas est justement tournée du côté du convoi. Et le père regarde passer le corps de son fils.

Le cortège gagne le boulevard de Courcelles, le boulevard des Batignolles, la place Clichy et atteint le cimetière Montmartre. Ici la foule est telle que le Convoi est obligé de ralentir sa marche, Bientôt, vu l’encombrement, on est obligé d’interdire l’entrée du cimetière.

Le corps d’Alexandre Dumas est descendu dans le caveau provisoire de la Ville, en attendant que soit construit le monument funéraire qui lui est destiné.

La famille s’est rendue à quelques mètres pour attendre le défilé. Mais ce défilé dure trop. Et madame d’Hauterive, la plus jeune fille de M. Alexandre Dumas, se trouve mal. M. d’Hauterive l’emporte… Il est obligé de prendre place avec elle en voilure, désolé de ne pouvoir rester avec les autres membres de la famille. Madame Alexandre Dumas et madame Colette Dumas sont anéanties. On les fait monter en voilure.

La foule continue à défiler devant, la tombe ouverte, lentement, regardant les gerbes de fleurs et les couronnes, cherchant à lire les inscriptions. Et cela dure ainsi pendant une heure et demie, tandis que, dans une autre partie du cimetière, des femmes et des jeunes gens vont porter sur la tombe de Marie Duplessis des fleurs tombées du cercueil d’Alexandre Dumas fils…

Le jeune Alexandre était bien sûr présent aussi à la séance de réception d’André Theuriet au fauteuil de son grand-père à l’Académie française, marquée par le discours de Paul Bourget, admiré et applaudi entre autres pour son portrait de Dumas. Récit détaillé à retrouver dans Le Gaulois du 10 décembre 1897.
Anatole France faisait peut-être ce jour-là partie des académiciens cloués au lit par la bronchite mais il devait alors s’ être rétabli assez vite puisque sa lettre à Lippmann se trouve datée de très peu de jours après l’événement, le 3 janvier 1898.

Kiki de Montparnasse par A. Lippmann pour 1300€ chez un antiquaire du Marché Biron

https://www.proantic.com/display.php?id=903053

Le Carnet de la semaine 1er janvier 1922:
Lippmann. – Un épéiste qui fait de bonne peinture, voilà mon homme. J’en ai trouvé un. C’est Lippmann. Tous les escrimeurs admirent Alexandre Lippmann, as de la lame triangulaire, émule de Massard, de Ducret, d’Amson, Lippmann est le Renoir de l’épée dont Lucien Gaudin est le Cézanne. Je l’ai admiré cent fois à la Grande Semaine et ailleurs, et je donnerais toute ma critique d’art (ce qui n’est guère), pour son jeu froid, savant et terriblement difficile.
Hé bien, saviez-vous que Lippmann fût un excellent peintre ? Je lui ai rendu visite à son atelier. J’ai vu et goûté de sobres petits portails, intelligemment expressifs, des scènes de bars, de music-hall du plus âpre caractère, où l’essentiel est résumé avec concision. Talent sobre, mesuré, réticent, parfois un peu timide. Une admiration sans bornes pour Lautrec, mais nul pastiche, un joli métier, très su, que l’on souhaiterait parfois plus libre. Et de charmantes aquarelles bretonnes, très limpides, mais où le grain du papier ne compte pas assez. Félix Vallotton me disait hier matin ; * Les réserves, dans Fart de l’aquarelle, jouent le rôle des silences en musique ». Rien de plus juste. Malgré ces amicales restrictions, je me permets d’attirer l’attention sur les toiles et les lavis d’Alexandre Lippmann, prince du noble sport des armes, et qui manie les brosses avec autant de maestria que la pointe d’arrêt. ,

Pinturicchio.

Excelsior, 9 mars 1931:

A la Galerie Charpentier, M. Alexandre Lippmann expose une série de croquis aux trois crayons, des nus féminins le plus souvent, d’une remarquable sûreté de trait et d’une élégance d’arabesque tout exquise. De même sont à voir les aquarelles de
Saint-Tropez d’Alexandre Lippmann. Un seul reproche à lui adresser par- excès de scrupule et de modestie, il ne produit pas assez souvent.

On sera sensible à la réunion, en première page de Comoedia, le 2 juin 1932, de Colette, d’Anatole France et d’Alexandre Lippmann. La «lettre-préface» de France faisait-elle partie de la vente?:

Autour de La Tour de Nesles

«Dans le sanctuaire de famille avec l’arrière-petit-fils d’Alexandre Dumas

Pour marquer la centième représentation de la triomphante Tour de Nesles, le 28 mai dernier, au Théâtre de l’Odéon, on vendit au profit de l’Œuvre de la « Légion Féminine » des programmes dessinés par l’arrière-petit-fils de l’auteur des Trois Mousquetaires. Ce fut une révélation pour les admirateurs du grand Dumas: son arrière-petit-fils était dessinateur! Mais, quand il fut question de le joindre, personne ne le connaissait plus, et pour cause. L’arrière-petit-fils d’Alexandre Dumas ne s’étant jamais appelé Jean Dumas, ainsi qu’on l’avait annoncé. C’est à Mme Dumas d’Hauterive, née Alexandre Dumas, présidente de la « Légion Féminine M, qui a organisé la soirée, que je dois ces premières explications :— J’ai demandé à mon neveu, M. Alexandre Dumas-Lippmann, d’illustrer le programme de la célèbre pièce de son arrière-grand-père, me dit-elle, mais nous ne savons absolument pas pour quelle raison il a été annoncé sous cet homonyme. – Je suis allée trouver M. Alexandre Dumas-Lippmann dans son appartement du calme quartier des Ternes.Dans le vaste atelier clair, où je fus reçue apparaissent tout d’abord, baignés de lumière, quelques toiles de valeur, des portraits sincères au crayon, des nus voluptueux; sur la table de travail, des feuillets épars montrant des esquisses rapidement tracées. –Je me suis attardée à détailler les lieux pour mieux comprendre l’homme. Maintenant, avec le relief que donnent les objets et les choses, Alexandre Dumas-Lippmann apparaît, brun, grand, le corps juste de proportions, souple, entraîné aux sports — n’a-t-il pas été plusieurs fois champion à différents jeux olympiques? — élégant avec aisance, l’artiste montre un masque frappant de ressemblance par certains traits avec celui de ses illustres aïeux; une distinction faite à la fois d’énergie et d’intelligence se lit dans son regard, et l’esprit fleurit sur ses lèvres bien dessinées que soulignent des moustaches fines. — Pourquoi cette « interview », dit-il, ce programme est vraiment sans importance.- Que pensez-vous de Jean Dumas ? — Mais, ce nom n’appartient pas et n’a jamais appartenu à personne, se récria-t-il, je voudrais bien savoir qui a dit et écrit cela? Il ajouta: — Bien que descendant direct d’Alexandre Dumas, je ne veux pas me servir de ce nom célèbre comme d’un tremplin, et je signe mes toiles et mes dessins, ainsi que les illustrations des revues auxquelles je collabore: Alex. Lippmann. Nous nous sommes sensiblement écartés du sujet, et au cours d’un bavardage, long, précieux et parisien, j’ai appris tout ce que je n’espérais plus savoir!Certains projets de Mme Dumas d’Hauterive, relatifs à l’organisation d’un grand gala, à l’issue de la reprise de La Tour de Nesles au Théâtre de l’Odéon, auquel devait participer Mlle Falconetti et Maurice Bedel, avaient été compromis par la fin tragique du Président de la République, et remis au mois d’octobre prochain., Entre temps, la soirée du 28 mai fut décidée et c’est à cette occasion que la tante de M. Alexandre Dumas-Lippmann requit le concours de son neveu, Alexandre Dumas-Lippmann, pour illustrer le programme qu’on lui avait confié, partit à la recherche de l’inspiration à l’emplacement de la Tour de Nesles, c’est-à-dire là où est érigé, aujourd’hui, l’Institut de France. Il descendit sur les quais et essaya de « se retrouver » par la perspective. Naturellement, il n’y parvint pas. Alors, le spectacle que les siècles avaient effacé jaillit de son imagination. La tour de Nesles et le coursier romantique illustrant le programme d’un soir furent tracés remarquablement à la manière de Gustave Doré, comme un double hommage aux deux grands hommes d’une même époque. Ce trait fait comprendre la délicatesse de sentiment de ce peintre modeste mais non sans talent, qui, lorsqu’il eut terminé ses études, voulant choisir une voie, hésita entre deux arts tout différents vers lesquels sa nature l’entraînait: la littérature et la peinture. Le premier n’était-il pas le don héréditaire? Il choisit le second parce qu’il ne fallait pas que les deux Dumas fussent suivis, même par leur petit-fils. Alexandre Dumas-Lippmann me mène dans la pièce où il entretient comme des reliques tout ce qui rappelle le passé de son illustre famille: des peintures, des miniatures, des photos et de multiples petits objets ayant appartenu à Alexandre Dumas père et fils. Entre autres, le plus touchant est une lithographie représentant le général Dumas, fougueux autant qu’ardent, guerrier splendide auquel rien ne résistait. Les mérites de l’ancêtre de Saint-Domingue sont longuement énumérés. En une dédicace affectueuse et mâle, Alexandre Dumas a écrit pour son petit-fils ces lignes: « A mon cher petit-fils Alexandre Lippmann je prie de garder toujours cette image dans sa chambre et de lui demander conseil dans les moments difficiles. » — Et je lui ai demandé conseil, murmura Alexandre Dumas-Lippmann, la voix serrée par l’émotion. Nous avons quitté ce petit sanctuaire en silence.
Le soir était tombé et l’atmosphère était lourde d’avoir évoqué ces souvenirs.
Dans la galerie, deux grands Toulouse-Lautrec étaient férocement humains et dans l’ombre semblaient vivants.
Paule Hutzler.»

Nous ignorons, hélas! quels étaient ces Toulouse-Lautrec et ce qu’ils sont devenus, ce qui est bien dommage.

Édouard Deverin, le complice «rhétoricien» d’Alexandre, fit lui aussi une fort intéressante carrière bien que différente de celle de son co-auteur et quelque peu moins médiatique, résumée dans cette notice de Wikipédia:

Édouard Georges Eugène Deverin, né le 6 juin 1881 à Paris, où il est mort le 30 avril 19461, est un écrivain, journaliste, syndicaliste et illustrateur français. Fils d’Henri Deverin, membre du Syndicat de la Presse artistique, il naît le 6 juin 1881 dans le 11e arrondissement de Paris. Il expose au Salon des humoristes de 1914 à 1923, au Salon des écrivains de 1925 organisé par lui-même et André Warnod et au Salon du Sud-Est, à Lyon, en 19263. Dessinateur pour les revues L’Œuvre et Music-hall illustré, avec Roger Deverin, on lui doit en 1911 les illustrations de Flânes.
Il meurt le 30 avril 1946 en son domicile, au no 65, rue Claude-Bernard dans le 5e arrondissement, et est inhumé au Cimetière parisien de Thiais (46e division).

Le Bal Tabarin, 1900

http://www.artnet.fr/WebServices/images/ll00207lldEPoGFgU7S62CfDrCWQFHPKc6SzC/edouard-deverin-le-bal-tabarin.jpg

http://www.artnet.fr/WebServices/images/ll00207lldEPoGFgU7S62CfDrCWQFHPKc6SzC/edouard-deverin-le-bal-tabarin.jpg

Gaby Montbreuze à l’Alcazar d’été. 1914. Encre de chine, mine de plomb et crayons de couleurs sur vélin mince et sur vergé, [155 x 210 et 170 x 220], annotés, le 2e daté. Petit manque en tête au 1er. Ens. 2. Vendu chez Ader 180€. https://www.ader-paris.fr/lot/3027/968203

Publications
1907 : Le Passant qui regarde, E. Sansot & Cie
1909 : Le Confluent, Union Internationale d’Éditions
1911 : Flânes, suivi de Jouets à treize, chez l’auteur
1919 : Feuillets : (1914-1918), Maison d’Art et d’Édition

Feuillets (1914-1918) – Paris ; Maison d’Art et d’Édition, 1919 – 1 volume In-16°. Ouvrage mis à prix pas bien cher en 2021 par Salorges Enchères, à Nantes.


1926 : D’Euripide et de Dante à Max Jacob, Jouve
1931 : Du chemin des dames au G.Q.G.: R.A.S. 1914-1919, dessins de Richard Maguet, Les étincelles

DICTIONNAIRE ET GUIDE DES TÉMOINS DE LA GRANDE GUERRE, PAR LE CRID 14-18

Déverin, Edouard (1881-1946)
26e BCP, 48e BCP, Combattant (infanterie), GQG, Souvenirs, armistice, critique du haut commandement, généraux assassins, mort, prisonniers, trêves

  1. Le témoin

Appartenance 48e BCP (mention de cette unité p 139). Soldat d’origine parisienne. Devient téléphoniste dans le courant de l’année 1915. Aucun élément dans le témoignage ne permet de déterminer l’origine sociale du témoin qui paraît plutôt être un intellectuel et peut-être même un homme de plume. Termine sa guerre à partir de fin 1917 – sans que le témoignage ne dise le moindre mot des raisons de cette affectation – au G.Q.G. à Compiègne (« Mais simplement un hasard s’est présenté que je n’ai pas repoussé. », p 159) puis à Provins où il fait partie de l’équipe chargée de la rédaction des communiqués. Semble terminer définitivement sa guerre à Metz (Pierrefeu évoque ce déplacement critiqué du G.Q.G dans GQG Secteur 1, tome 2,
Edition française illustrée, 1920, p. 241-242). N’évoque ni les conditions ni les termes de sa démobilisation.

  1. Le témoignage

Du Chemin des Dames au G.Q.G. R.A.S. 1914-1918, Les Etincelles, 1931, 169 p. constitue la réédition enrichie de Feuillets (1914-1918), Maison d’Art et d’Edition, 1919, 124 p., ouvrage tiré à 500 exemplaire qui n’eut qu’une diffusion restreinte auprès des amis et camarades du front de l’auteur. Elle fut donc assez rapidement épuisée.

Du Chemin des Dames au G.Q.G. R.A.S. : 1914-1919. Édouard Deverin. Paris : Les Etincelles, (34, rue des Archives), 1931 (24 septembre, 1931. Vendeur : PRISCA, Paris,

P., Jouve et Cie, 1926, In-8, br., 141 pp.30€ à la Librairie Pages Volantes

Mercure de France, 1er avril 1907:

Le Passant qui regarde. M. Edouard Deverin ne s’en fait pas accroire; il n’annonce pas, en une préface hérissée de jargon métaphysique, qu’il a inventé une poétique nouvelle et que Valniki, Homère et Goethe ne s’entendaient pas comme lui à construire les odeset les épopées.» Voici seulement, dit-il, quelques notations, quelques poèmes sans autre lien que celui même des jours…D’ailleurs je vois que tout ceci n’a pas la moindre importance et ne sera lu de personne, sauf peut-être de deux ou trois flâneurs, dans les boîtes poudreuses des quais. » Les deux ou trois flâneurs ne regretteraient pas d’avoir feuilleté l’album où M. Edouard Deverin,mélancolique et narquois, a crayonné des silhouettes de vieilles femmes assises dans le soir d’hiver, de petites filles dansant la ronde au milieu des rues tristes et de foules lasses déversées hors des usines sur le pavé gras des faubourgs.Comme d’autres il a suivi en pensée les péniches qui glissent entre les rives de peupliers et les quais des villes noires; elle cri des sirènes nocturnes lui a percé le cœur, ainsi que le cri même de la cité douloureuse. Il n’est pas étranger aux joies et aux peines des autres hommes; c’est par elles qu’il s’intéresse aux choses et qu’il les regarde : les mûres libérales qui s’offrent à tous les passants lui suggèrent la vision d’un monde moins rude que le nôtre :
Mets symbolique et généreux, Puissent un jour les moissons d’or,
L’innombrable beauté des grands arbres mouvants,
Les somptueuses fleurs et les jolies fleurs claires
Et leurs parfums essaimés dans le vent,
Les lourds fruits charnus et tous les trésors
Qu’enfante inépuisablement la bonne terre
Le dispenser à tous, beau et heureux,
Dans la paix et dans la lumière.
Sans doute — M. Edouard Deverin nous en avertit — « ce recueil, pour mince qu’il soit, manque passablement d’unité » ; mais d’autres livres ébauchés s’y dessinent déjà en linéaments assez nets et le lied des deux sœurs royales qui enterrèrent leur doux cœur sous la neige, quand fut passé l’Etranger très beau, venu d’outre-fleuve, n’est pas sans faire penser à deux admirables poèmes de Charles Cros : Nocturne et l’Archet.

C’est cette fois en tant qu’auteur qu’il consacre un long article, plein de pénétration, à Fénéon, dans le Mercure de France du 15 février 1934:

«FÉNÉON L’ÉNIGMATIOUE

Voici l’une des figures les plus curieuses de la fin du « stupide xix° siècle » et du début du xx* — celle d’un animateur secret et méphistophélique. Dans cinquante ans, les historiens de la vie littéraire et artistique de notre temps mettront son rôle en valeur. Critique d’art, journaliste, traducteur, deus ex machina de maisons d’éditions ou de galeries de tableaux, de la Revue indépendante à la Revue blanche et au Matin, de Bernheim à la Sirène, du procès des Trente à l’affaire Dreyfus, Félix Fénéon est passé, impassible et doux, avec son sourire énigmatique d’Œil-de-Faucon.
(….)
Que nous réserve encore ce septuagénaire, si jeune d’esprit, qui semble s’être retiré dans une retraite définitive? Qui le sait? Presque ignoré du grand public, dédaigneux de la notoriété et des succès littéraires, peut-être est-il parvenu à la sérénité complète. La dernière fois que j’aperçus Félix Fénéon, c’est, il y a deux ou trois ans, à la rétrospective Toulouse-Lautrec, au pavillon de Marsan. Impassible, droit comme un chêne, il contemplait le panneau de la Goulue où le génial nabot montmartrois a fixé sa silhouette si caractéristique. Sans doute se murmurait-il le vers de Mallarmé: Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change… Peut-être pensait-il que, malgré la discrétion élégante de sa vie, de toute façon, il passerait à la postérité.»

Il n’y a pas si loin, au fond, de ce portrait de Fénéon à la blague lettrée du jeune rhétoricien, trente-sept ans plus tôt. La curiosité qu’il lui fallait à dix-sept ans pour les excentricités de la modernité décadente ne semble pas l’avoir abandonné. Mais quel souvenir avait-il gardé du fameux (aujourd’hui) Petit glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes, signé Jacques Plowert – déjà vieux de dix ans en 1898 – commis, justement, par Fénéon et Paul Adam?

Il n’avait pas fallu aux deux compères aller bien loin dans leur lecture pour y trouver les matériaux propices à leur inspiration et les mots, pas si «morts» que ça malgré France, dont ils pouvaient parer leurs propres déliquescences factices:

Acaule §
Adj. — Terme de botanique. Qui n’a point de tige. l. a, priv. et caulis tige.
… Un écrivain acaule.
Les Hommes d’Aujourd’hui (nº 341). Félix Fénéon.
Aptère §
Adj. — Sans ailes, formé de deux mots grecs, g. a privatif et pteron, aile.
Ce soin de présenter son œuvre intégrale explique la présence là de quelques pages aptères commentées par leur millésime.
Revue moderniste, déc. 1885. Félix Fénéon.
Dichrome §
Adj. — À deux couleurs, g. dis, deux, et Khromos, couleur.
Voici notre thé à cette vesprée, dit Miranda en remplissant les coupes dichromes à tige grêle.
Thé chez Miranda. Jean Moréas.
Hyalin §
Adj. — Qui a la transparence du cristal.
Des chênes, dans l’incarnadin de leur feuillage, s’éclaircissent de transparences hyalines.
Songes. Francis Poictevin.
Paul Adam
Félix Fénéon
1888
Petit glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes
2016
http://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/critique/adam-et-feneon_petit-glossaire/.
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2016, license cc.

Paul Adam et Félix Fénéon, Petit glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes, par Jacques Plowert, Paris, Vanier, Bibliopole, octobre 1888, 99 p. Source : Gallica. Erratum intégré.

Cet article, publié dans Divers, est tagué , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire